Jaafar ben el Haj Soulam L’Université ʿAbd al-Malik as-Saadi à Tétouan au Maroc icon-calendar Dimanche 23 janvier 2022 Intervenant Jaafar el Haj Soulami : Professeur de la chair d’études andalouses et marocaines de la Faculté des Lettres et des sciences humaines de l’Université ‘Abd al-Malik as-Saadi à Tétouan au Maroc. Vous êtes Docteur de l’Université Paris IV Sorbonne et de la Faculté des Lettres et des sciences humaines de Fés, vos champs de recherche sont la littérature, l’histoire médiévale et moderne, la mythologie, la pensée islamique ou encore la philologie des textes arabes. Introduction à la conférence par le frère Emmanuel Pisani Le poète Nūr al-Dīn Jāmi définit la poésie comme « un présent venu de l’autre monde ». Il est vrai que la poésie est contemplation, dépassement du regard, création, sagesse, dévoilement au point qu’elle ouvre des espaces et des horizons que l’on on ne saurait atteindre sans elle. Il n’est pas surprenant que nombreux théologiens y aient vu un lieu théologique, même parfois le lieu théologique par excellence, car elle dit l’ineffable, touche l’indicible, révèle les profondeurs de l’autre, dévoile celles du Tout-Autre. Le poète Nūr al-Dīn Jāmi définit la poésie comme « un présent venu de l’autre monde ». Il est vrai que la poésie est contemplation, dépassement du regard, création, sagesse, dévoilement au point qu’elle ouvre des espaces et des horizons que l’on on ne saurait atteindre sans elle. Il n’est pas surprenant que nombreux théologiens y aient vu un lieu théologique, même parfois le lieu théologique par excellence, car elle dit l’ineffable, touche l’indicible, révèle les profondeurs de l’autre, dévoile celles du Tout-Autre. On connait l’importance de la poésie dans l’islam : son omniprésence, dans la littérature bien sûr, mais aussi dans des traités de théologie ou encore même de grammaire. Pour autant, on souligne aussi son « ambivalence », ambivalence qui n’a pas échappé à certains théologiens dans leur appréciation théologique. C’est qu’il plane comme un soupçon sur les poètes. En soi, ce soupçon n’est pas nouveau. Platon, déjà dans La République, appelait à chasser les poètes de la cité. Les chasser, parce que leurs histoires peuvent troubler l’âme des citoyens, les chasser parce que leurs vies donnent des exemples qui peuvent être contraires à la morale. Cependant, le propos de Platon est nuancé, et, sous certaines conditions, le philosophe soutient aussi qu’elle est nécessaire à l’éducation des gardiens, et qu’elle est une musique qui a aussi ses vertus. L’islam, comme religion de la parole sublime et divine inscrite dans un livre, devrait être la religion de la poésie, de sa réhabilitation définitive. Pourtant, peut-être parce que certains poètes ont voulu rivaliser avec la texture coranique, les poètes musulmans ont aussi pu être traduits devant des tribunaux islamiques. Cependant, malgré ses condamnations, la poésie dans les mondes de l’islam est toujours présente et vivante. Que dit cette poésie ? Comment s’exprime-t-elle ? L’univers poétique de la langue arabe et des langues de l’islam peut-il transcender les particularismes propres à chaque culture ? Autrement, la poésie des soufis peut-elle rejoindre l’âme, le cœur profond de tout homme ? Est-elle cet art qui par son harmonie, par la dimension vibratoire des mots et des images parvient à atteindre l’universel ? Qu’en disent les poètes de l’islam, qu’en disent les poètes soufis ? Compte rendu de la conférence Dans un premier point, le professeur Jaafar a défini le soufisme comme l’équivalent de la mystique chrétienne. Il s’agit d’un système d’idées sunnite qui entend inscrire l’islam dans sa dimension spirituelle. Il ne s’agit pas d’opposer le soufisme à la sharia ou au dogme. Les piliers de l’islam y sont affirmés et vécus. L’adab a permis d’organiser les détails de la vie quotidienne du soufi, son rapport à l’espace, aux autres, à Dieu. La liturgie soufie, celle des prières et des récitations, est profondément linguistique. Une fois encore, elle accorde toute sa place à la langue arabe, langue sacrée qui permet de s’approcher de Dieu et de son prophète. Le professeur Jaafar remarquait que « la langue naturelle, sacrée ou non sacrée, comporte deux types d’expression : le style direct, clair, net, concret ou mécanique, et le type dépassant de loin le style direct : c’est-à-dire, l’image, la métaphore, le symbole, la parabole, c’est-à-dire tout ce qui pousse souvent à une interprétation continue ». Si le Coran repose essentiellement sur « l’exploitation de la littérarité de la langue, appelée souvent poétique, c’est-à-dire sur l’usage de la langue imagée, (أمثال أو تمثيل) métaphorique, (مجاز أو استعارة) voire symbolique, (رمز) et rythmée, (فواصل، سجع، تناسب، طباق، جناس), la langue, concrète ou métaphorique, décrit le monde, l’exprime, d’une part, et le recrée continuellement, d’une autre part ». Il en déduit que la langue est une recréation du monde concret, création du monde non concret. Le soufi par la poésie veut transformer le monde en changeant les individus, par l’infusion de la connaissance mystique à l’exemple de l’enseignement de Šaqīq al-Balḫī (II h/VIII) qui voit dans le soufisme le prolongement de la mission prophétique. Le choix de la poésie s’appuie sur la conviction que la poésie est « le genre littéraire par excellence », malgré certaines critiques coraniques. Elle permet de reconnaitre et d’une certaine manière de confesser la réalité du péché pour laquelle les musulmans ont toujours étaient prudents. Mais il y a surtout une pédagogie. Loin des traités rationnels des muʿtazilites, la poésie soufie rejoint l’âme des masses. Elle s’accompagne aussi du chant et de la musique. Il s’ensuivit une pénétration des thèmes et idées soufies non seulement auprès de l’élite mais aussi des masses. Cependant, les soufis connurent aussi la persécution sous le pouvoir sunnite en al-Andalus. Déjà au IV h /X, le califat sunnite omeyyade regardait avec méfiance la doctrine d’Ibn Masarra (m.317h/929-930), doctrine ésotérique dont ont trouve des éléments qui empruntent au shiisme ismaélite ou à la philosophie grecque d’Empédocle. En réponse à la Reconquista, les Almoravides affichèrent une politique rigoureuse pour défendre l’islam contre des interprétations jugées hétérodoxes. L’émir ʿAlī b. Yusūf, (500-537h/1106-1142) fit brûler l’Iḥyaʾ ʿulūm al-dīn, La revivification des sciences de la religion, en l’an 503h/1109-1110. Avec la prise du pouvoir par les Almohades, l’idéologie se veut plus universaliste, mais les soufis furent