Bibliogramme du Kitāb de Sībawayh : le retard compromet-il le projet ?

Dʳ Muhammad Gomaa, 7 novembre 2025

Compte rendu de la séance

Introduction

La conférence de Muhammad Gomaa al-Dirbi, enseignant à la Faculté des langues de l’Université de Louxor, en Égypte, est consacrée à un projet ambitieux qu’il a lancé en 2023 : le « Bibliogramme du Kitāb de Sībawayh ». Face à la masse considérable des études produites sur Sībawayh et son livre, il ne s’agit plus seulement de dresser des listes de références, mais de construire une véritable carte intellectuelle de la réception du Kitāb, capable de montrer les continuités, les ruptures, les répétitions et les zones encore inexplorées.

De la découverte des « citations manquantes » à la conscience du problème

En travaillant dans le cadre de son doctorat sur le Tafsīr ġarīb mā fī Kitāb Sībawayh min al-ʾabniya de ʾAbū Ḥātim al-Siǧistānī (m. 255/868 ?), Muhammad Gomaa tombe sur une anomalie : ʾAbū Ḥātim commente des formes attribuées à Sībawayh qui ne se trouvent pas dans le texte édité.

Or ʾAbū Ḥātim n’est pas un témoin quelconque. Les sources rapportent qu’il a lu le Kitāb deux fois auprès d’al-Aḫfaš, disciple direct de Sībawayh. Il est donc difficile de supposer qu’il commente des formes inexistantes ou qu’il attribue à Sībawayh des propos imaginaires. La conclusion s’impose : l’édition de ʿAbd al-Salām Hārūn ne contient pas tout ce que la tradition attribue au Kitāb. C’est ce qu’explorent une première série d’articles, publiés sous le titre « Les citations de Sībawayh qui ne figurent pas dans son livre ».

Cette recherche débouche sur une réflexion plus large. D’une part, le texte du Kitāb lui-même appelle une nouvelle édition qui tienne compte des manuscrits et des études apparus depuis Hārūn. D’autre part, la réception du livre s’est étendue sur des siècles, dans des milieux et des institutions multiples, selon des logiques très inégales. Muhammad Gomaa souligne ainsi que la production sur Sībawayh souffre d’une double caractéristique : une admirable continuité d’intérêt, mais aussi un grand nombre de travaux redondants, souvent faute de connaissance de l’état antérieur de la recherche. C’est pour répondre à ces deux constats que naît l’idée du bibliogramme.

Qu’est-ce qu’un bibliogramme ?

Pour définir le bibliogramme, Muhammad Gomaa part d’une formule simple : « le texte est fixe, mais sa compréhension est mobile ». Le Kitāb est un texte relativement stabilisé, conservé dans des manuscrits et des éditions. Mais les lectures qu’il a suscitées sont, elles, multiples et changeantes : débats sur l’origine de Sībawayh, question de ses sources, influence supposée du modèle grammatical grec, étude de ses sources et de sa bibliothèque, analyses de sa terminologie, de ses exemples poétiques, coraniques et proverbiaux, commentaires et abrégés, polémiques anciennes et modernes, jusqu’aux travaux récents niant l’attribution du Kitāb à Sībawayh.

Face à cette prolifération de lectures, une simple bibliographie ne suffit plus. La bibliographie ne permet ni de voir les relations entre les travaux, ni de repérer les répétitions, ni d’identifier les angles morts. Le bibliogramme, au contraire, se veut une mise en relation structurée de ces travaux : on part du texte de Sībawayh comme noyau, puis on dessine des schémas où l’on voit se déployer des branches vers les commentaires, les abrégés, les critiques, les études de style, les recherches sur la tradition manuscrite, etc.

Le projet peut se décrire en trois étapes : d’abord une bibliographie alphabétique aussi exhaustive que possible, dans toutes les langues ; ensuite un reclassement thématique de ces références (sur la personne de Sībawayh, sur ses sources, sur les citations du Kitāb, sur les commentaires, les attaques et les défenses, les éditions, etc.) ; enfin la construction de diagrammes qui montrent comment ces travaux se répondent, se prolongent ou se corrigent, dans une perspective chronologique.

Ce que le bibliogramme met déjà en lumière

Même inachevé, le bibliogramme a commencé à produire des résultats. D’abord, il met au jour la répétition à grande échelle. Nombre d’études reprennent les mêmes thèmes sans citer leurs prédécesseurs, parfois par ignorance des travaux existants, parfois par précipitation à « avoir sa part » dans le dossier Sībawayh. Certaines études sont mêmes publiées plusieurs fois, sans mention de la première publication. Ce n’est qu’en traçant la généalogie des textes que l’on voit apparaître ce type de doublons.

Le bibliogramme permet aussi de corriger des affirmations hâtives. Muhammad Gomaa rappelle ainsi que présenter un abrégé moderne du Kitāb comme le « premier abrégé » est historiquement inexact : la tradition médiévale a connu des abrégés, comme le Kitāb al-farḫ d’al-Ǧarmī (m. 225/839) aujourd’hui perdu. En croisant les données, le bibliogramme réinscrit les initiatives contemporaines dans une histoire plus longue.

Enfin, il fait apparaître des pistes de recherche peu exploitées : les cas où les Koufiens défendent Sībawayh là où ses propres collègues basriens s’en écartent ; les passages où l’analyse syntactique semble entrer en tension avec le sens attendu ; la manière dont al-Farrāʾ manifeste son hostilité à l’égard de Sībawayh ; ou encore le rôle des citations absentes du texte édité, qui peuvent renvoyer à des manuscrits perdus ou à une tradition orale issue des cours de Sībawayh lui-même.

Un projet institutionnel et un appel à la coopération

Recenser et analyser tout ce qui a été écrit sur Sībawayh en arabe et dans les langues étrangères exige un travail de dépouillement considérable : il ne suffit pas de collecter des titres en ligne, il faut consulter les volumes, vérifier la pagination, l’intégrité des textes, leur nature exacte. C’est une tâche à la fois lourde et peu gratifiante : comme le catalogage, la bibliographie reste souvent invisible et peu citée. Il évoque à ce propos la figure du catalogueur Issam al-Shanti, respecté des spécialistes de manuscrits mais largement méconnu dans les milieux académiques.

C’est pourquoi il lance un appel à la coopération : il invite les chercheurs ayant travaillé sur Sībawayh, en arabe comme en langues étrangères, à lui signaler leurs travaux, à lui transmettre leurs références, voire une courte notice biographique pour faciliter le repérage des publications. Il conclut en formulant un vœu : l’organisation d’un congrès international sur Sībawayh, qui soit réservé aux chercheurs qui travaillent activement sur le Kitāb.

Conclusion

La conférence de Muhammad Gomaa présente le bibliogramme du Kitāb de Sībawayh comme une tentative de transformer une accumulation massive et fragmentée d’études en une intelligence collective structurée. Le bibliogramme veut offrir un instrument pour comprendre cette histoire de la réception, pour distinguer l’extension féconde de la répétition stérile, et pour orienter les générations futures vers des recherches réellement nouvelles.

Regardez la vidéo de cette séance…

Facebook
Twitter
LinkedIn
Pinterest
WhatsApp