L’efficacité du discours religieux : entre les enseignements et le réel

Séminaire mixte Azhar-Idéo

icon-calendar  Lundi 8 mai 2017

La troisième séance du cycle de rencontres organisées dans le cadre de la collaboration entre l’université d’al-Azhar et l’Idéo et visant à examiner la question de l’extrémisme a eu lieu le lundi 8 mai 2017 à la faculté des Sciences Humaines pour jeunes filles.

Comme les deux fois précédentes, trois interventions furent présentées :

Hazem al-Rahmani a abordé l’aspect didactique du discours religieux en s’appuyant sur les composantes de l’acte communicatif pour énumérer ensuite les facteurs qui nuisent à l’efficacité de ce discours : stéréotypes, amalgames, intimidation, etc. Il a également proposé plusieurs conditions à remplir pour rendre le discours plus efficace, entre daʿwā (appel à la conversion) et takfīr (excommunication), fraternité et rivalité, flexibilité et rigidité, paix et guerre, cohabitation et exclusion. Il conclut en soulignant l’importance de mettre en valeur les objectifs de la loi (maqāṣid al-šarīʿa) et l’interprétation adéquate de la parole divine, tout en se gardant de revêtir le politique d’un caractère sacré.

Adrien Candiard est parti d’un fait divers qui a eu lieu au Brésil en 2009 et qui a révélé le degré d’inhumanité auquel peuvent arriver les humains s’ils appliquent strictement les règles morales déduites de la loi religieuse. Il s’agissait du cas d’une fillette contrainte d’avorter après un viol, qui avait été excommuniée par son évêque. Adrien s’est concentré sur ce rapport très complexe entre la loi et son application dans les cas limites. Les théologiens du Moyen Âge ont repris aux philosophes le concept d’épikie (équité), qui donne la priorité à l’esprit sur la lettre de la loi. L’enjeu n’est donc plus d’appliquer la loi de manière « modérée », comme si elle contenait un potentiel de violence quand elle est appliquée à des cas limites, mais d’appliquer la loi entièrement, jusque dans son esprit même.

Nada Abdel Mohssen a choisi de recenser en premier lieu les différentes catégories du discours religieux ainsi que les mécanismes qui régissent actuellement son élaboration, sans oublier les défis qui s’opposent à son efficacité. Elle a tenté ensuite d’analyser les causes du décalage entre les enseignements et le réel, et les maux qui entravent la transformation souhaitée en matière de discours religieux. Elle a également rappelé l’initiative de l’imam Muḥammad ʿAbduh (1850‒1905), figure incontournable de la réforme de la jurisprudence islamique. Elle a terminé sa réflexion en avançant quelques recommandations ayant trait au rôle et prérogatives des prédicateurs, dont la plus importante est la nécessité de se replonger sans cesse dans les sources de la culture musulmane.

Les trois interventions ont donné lieu à une discussion très animée : Rémi Chéno a rappelé la théorie de Pierre Bourdieu (1930‒2002) sur les pôles producteurs de discours religieux, normatif, innovateur et reproducteur, suggérant d’y rajouter le pôle des médias. Oussama Nabil a, de son côté, insisté sur le besoin qu’il y a à bien distinguer entre un discours religieux protégé, accrédité, et un discours libre, souvent sauvage. Jean Druel a rappelé à la fois l’importance et l’urgence de produire un discours plus enraciné dans la tradition (turāṯ), si l’on veut qu’il soit plus efficace envers certains courants musulmans, salafistes en particulier.

Il semble que notre réflexion bute sur la question de la « modération », du « juste milieu », dont l’enseignement religieux à al-Azhar se réclame et qui mériterait qu’on définisse ses outils et sa relation avec la réflexion rationnelle. Que signifie pratiquement « modérer son discours » ? Comment enseigner en tenant un « juste milieu » ?

Facebook
Twitter
LinkedIn
Pinterest
WhatsApp

Progrès spirituel et progrès intellectuel

Séminaire mixte Azhar-Idéo icon-calendar Lundi 7 mai 2018 Le 7 mai s’est tenue une nouvelle séance de notre séminaire mixte al-Azhar-Idéo, à la Faculté des langues et traductions. Le thème retenu était celui de « foi et raison », à partir du commentaire d’un texte du célèbre prédicateur égyptien Muḥammad al-Ghazālī (1917‒1996) tiré de son ouvrage Les pilliers de la foi, entre la raison et le cœur (Rakāʾiz al-īmān, bayn al-ʿaql wa-l-qalb, 1974). Le chapitre étudié était intitulé « L’écart entre progrès spirituel et progrès intellectuel ». Dans ce chapitre, l’auteur lance tout d’abord un appel à une piété qui ne soit pas au détriment de l’homme et de son développement. Il fait ensuite une description du monde qui se perd dans un matérialisme stérile, et un rationalisme errant, coupé de la foi en Dieu, avant de faire le constat que ni le judaïsme, ni le christianisme, ni l’islam n’apportent de réponses convaincantes aujourd’hui à l’équilibre spirituel de l’homme. L’auteur conclut sur un appel à mettre en pratique un vrai islam, qui ordonne le bien et qui interdise le mal. Les trois intervenants ont présenté divers aspects du texte. Le frère Jean Druel a étudié la construction littéraire du texte, Mme Héba Mahrous a montré comment la vision de l’auteur s’inscrivait dans un cadre musulman plus général, et M. Ahmad al-Shamli a replacé ce chapitre dans le cadre de l’ouvrage dans son ensemble. La discussion qui a suivi a soulevé les questions suivantes : un texte à portée clairement apologétique est-il le meilleur angle d’approche pour une question philosophique et théologique ? Comment aborder les généralisations qui caractérisent le genre littéraire de la prédication ? Comment évaluer le recours aux sciences humaines dans le texte ? Le simple fait que l’auteur aie recours à des auteurs non-musulmans (Toynbee, Carrel) est une preuve d’ouverture en soi mais dans le plan du texte, les sciences humaines servent aussi de faire-valoir à l’idée que l’homme a une connaissance très limitée de lui-même et qu’il faut mieux faire confiance à Dieu pour dire qui est l’homme et de quoi il a besoin. Enfin, il semble que l’auteur assimile purement et simplement la « raison » à l’« islam », ce qui a pour conséquence de faire disparaître automatiquement la tension avec la foi, sans plus de discussion. Une autre conséquence de cette identification entre la raison et l’islam est que les autres religions sont nécessairement irrationnelles, puisqu’elles ne sont pas l’islam. Enfin, la conclusion de l’auteur sur la nécessité « d’ordonner le bien et d’interdire le mal » (al-amr bi-l-maʿrūf wa-l-nahy ʿan al-munkar) est extrêmement ambiguë car al-Ghazālī ne prend nulle part la peine d’insister sur la difficulté à discerner le bien du mal dans les situations particulières.

Read More »

L’épistémologie d’Ibn Taymiyya

Séminaire mixte Azhar-Idéo icon-calendar  Jeudi 22 mars 2018 Pour cette nouvelle séance de notre séminaire mixte Azhar-Idéo, nous avons choisi de commenter un même texte, afin de mettre en évidence le processus d’interprétation et de confronter nos approches. Nous avons choisi un extrait d’un texte d’Ibn Taymiyya, qui a été commenté par trois chercheurs: le frère Adrien Candiard, membre de l’Idéo, Mme Héba El-Zéftaoui, maître-assistante, et M. Ziyad Farrouh, maître de conférence.   Ibn Taymiyya (m. 728/1328) est un auteur extrêment prolixe, qui a passé sa vie à écrire des traités et des fatwās, dont la plupart attaquent violemment les savants de son époque, en particulier les chiites, les chrétiens et les soufis de l’école d’Ibn ʿArabī (m. 638/1240). Ibn Taymiyya, cet homme à l’intelligence vive, reproche à la tradition musulmane de n’avoir abouti à aucun résultat certain dans la connaissance de Dieu, mais uniquement à des querelles d’écoles et des fantasmes sur Dieu.   Dans la longue fatwā introductive à son ouvrage Darʾ taʿāruḍ al-ʿaql wa-l-naql, Ibn Taymiyya présente une justification de la possibilité humaine de dire des choses sur Dieu, ainsi qu’une méthode rationnelle pour ne pas s’égarer. Il se distingue à la fois des ašʿarites, réprésentés par Faḫr al-Dīn al-Rāzī (m. 606/1209), qui donnent le dernier mot à la raison (ʿaql) et des ḥanbalites, dont il est lui-même le disciple, représentés par exemple par Ibn Qudāma (m. 620/1223), qui donnent le dernier mot à la tradition (naql), car il réfute l’idée même qu’il faille choisir entre les deux. Raison humaine et tradition révélée ne sont pas en opposition mais elles doivent pouvoir exprimer la même vérité sur Dieu.   La voie épistémologique explorée par Ibn Taymiyya part du principe que la seule chose sûre et vraie est Dieu lui-même, qu’Il révèle sa parole de manière rationnelle et accessible à l’intelligence humaine. Or, Dieu étant transcendant, aucune de nos méthodes humaines d’analyse logique ne s’applique à lui, et plutôt que le syllogisme (qiyās šumūl) ou l’analogie (qiyās tamṯīl), Ibn Taymiyya explicite la voie qu’il trouve à l’œuvre dans le Coran ou les hadiths : la « voie d’éminence » (qiyās awlā), selon laquelle on peut attribuer à Dieu toutes les perfections. Ce faisant, il dépasse par le haut le débat sur les attributs divins, entre univocité (les attributs de Dieu sont analogues aux attributs humains) et équivocité (les attributs divins n’ont aucun rapport avec les attributs humains).   De manière plus fondamentale, Ibn Taymiyya récuse tout raisonnement qui serait un pur jeu logique de langage. Il trouve plus sûr de partir du donné révélé, Coran et Ḥadīṯ, pour construire un raisonnement logique. En d’autres termes, il est nominaliste : il refuse de confondre les réalités mentales et le réel, et reproche aux théologiens, rationalistes ou traditionalistes, de croire que les fruits de leur ratiocination expriment quelque réalité sur Dieu. Pratiquement, on peut dire qu’Ibn Taymiyya construit des analogies ayant pour prémisses le texte révélé et non pas des vérités « éternelles » élaborées par l’esprit humain.   Les trois présentations ont insisté sur des points différents, historiques ou théologiques. La discussion a montré que l’ašʿarisme, qui est l’école officielle de théologie suivie par al-Azhar, a évolué et que les attaques d’Ibn Taymiyya au XIVᵉ siècle ne sont plus toujours pertinentes aujourd’hui. En revanche, toutes les écoles théologiques sont enseignées à l’université dans les facultés théologiques, et pas uniquement l’aš ʿarisme.   La question sur laquelle nous avons clos nos discussions est celle de la place de la foi, entre raison et tradition. Ce sera le thème de notre prochaine rencontre, fin avril.

Read More »

Le littéralisme

Séminaire mixte Azhar-Idéo icon-calendar Lundi 27 novembre 2017 Une nouvelle séance du cycle de rencontres organisées dans le cadre de la collaboration entre l’université d’al-Azhar et l’Idéo et visant à examiner la question de l’extrémisme a eu lieu le lundi 27 novembre 2017 à la Faculté des sciences humaines (jeunes filles) sur le thème du littéralisme. Trois interventions représentant les deux côtés ont été données. Khalil Mahmoud, assistant au Département d’islamologie de la Faculté des langues et de traduction (garçons), a commencé par aborder les traits caractéristiques de la lecture extrémiste du texte coranique ainsi que les nombreuses interprétations erronées et déviations qui pourraient naître de tout travail qui ne tient pas compte des exégèses du Noble Coran. Il a ensuite mis en garde contre l’ignorance et la négligence de quelques éléments fort importants dans la compréhension du message divin ; tels que le cadre conceptuel, le cadre contextuel, en plus des causes et des circonstances de la révélation des versets coraniques. Il a également tenté de mettre la lumière la faiblesse de la lecture littéraliste des textes fondamentaux en l’absence d’une théorie suffisante dans l’exégèse. Frère Jean Druel, directeur de l’Idéo, a ensuite pris la parole pour approcher le sujet en partant d’une lecture d’un article de Gilles Dorival (Professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille et spécialiste de l’Histoire des traditions bibliques) sur l’interprétation biblique pour se poser d’office des interrogations fort importantes : qu’est-ce qu’interpréter veut dire ? Le lecteur intervient-il ou non dans la construction du sens ? Peut-il s’appuyer sur ses connaissances personnelles ? Partant de Théagène de Rhégium (VIᵉ av. J.-C.), qui fut l’un des premiers à poser la question de l’interprétation, face aux poèmes homériques, et à en proposer une exégèse allégorique. Ces textes recèlent plusieurs sens : un sens premier apparent et plusieurs types de sens caché que le lecteur est invité à construire. Dans la même perspective, et toujours autour de la question de l’interprétation, le frère Druel évoque l’apport de Philon d’Alexandrie (Iᵉʳ s. ap. J.-C.) pour la mise en œuvre de l’exégèse allégorique à la Bible, exégèse qui permettait d’évacuer certaines difficultés du sens littéral. Selon ce dernier, le sens allégorique vient compléter et enrichir le sens littéral. Par ailleurs, le frère Druel rappelle aussi la pensée de Cassien (Vᵉ siècle) à propos des fondements de l’Écriture sainte et la richesse de la doctrine spirituelle des quatre sens ou niveaux de lecture que proposent le judaïsme et le christianisme : littéral, allégorique, tropologique et anagogique. Il termine sa réflexion en attirant l’attention du public sur les faits suivants : il n’y a pas de sens indépendamment du lecteur. Le sens littéral lui-même n’est pas immédiat, il est à construire et ceci nécessite le déploiement des outils et des connaissances adéquats, tenant sans cesse compte de l’évolution des mots et des connotations. Autant de choses qui permettraient d’éviter l’appauvrissement du sens et le littéralisme qu’il qualifie de « maladie de l’interprétation ». Mlle Merihan Ali, assistante au Département de langue et de littérature françaises et d’interprétation, a commencé sa communication par une définition de la notion du littéralisme et une distinction entre cette dernière et une autre notion limitrophe, la littéralité. Elle a choisi de diviser son exposé en trois parties représentants les trois champs d’application de la notion étudiée. Premièrement, le littéralisme et la doctrine islamique où elle a mis l’accent sur l’importance des lectures et des raisonnements critiques (iǧtihād) pour trouver la voie d’une fidélité qui ne soit pas aveugle aux évolutions du temps et à la diversité des sociétés. Deuxièmement, le littéralisme et l’interprétation coranique où elle avancé un nombre d’exemples de traduction littéraliste de quelques versets coraniques et de textes de la Sunna, afin de montrer l’effet néfaste de toute interprétation mal fondée qui viserait à émettre des avis jurisprudentiels sans posséder les compétences nécessaires. Et troisièmement, le littéralisme et l’interprétation bibliques, où elle a mis l’accent sur l’allégorie en tant que procédé d’interprétation de l’Écriture biblique largement employé par les exégètes juifs et chrétiens au cours des siècles. Elle a ensuite terminé ses propos en concluant que même si la véracité de la Parole divine est absolue, il n’en découle pas que nous ayons accès à cette vérité. Ce n’est que par le moyen d’une lecture objective du texte suscitant une pluralité d’interprétations et cédant la place à la raison, la méditation et l’iǧtihād que l’on peut dégager l’esprit de la révélation divine. Les trois interventions ont donné lieu à une discussion très riche au cours de laquelle Mme le professeur Roqaya Gabr a rappelé l’importance du travail de regroupement et de traduction, effectué par un groupe de spécialistes, dans le cadre d’un projet du ministère des Waqfs, des travaux des exégètes accrédités par al-Azhar : al-Montakhab, la Sélection dans l’exégèse du Saint Coran, arabe-français en 4 volumes. La première version d’al-Montakhab a été éditée en 1997 par le Conseil supérieur des affaires islamiques affilié à al-Azhar. Pour sa part, le frère Rémi Chéno a loué cet effort de la part d’al-Azhar tout en attirant l’attention sur la nécessité de respecter l’ouverture d’un texte et d’accepter le fait qu’il se prête à de multiples interprétations. Prof. Sahar Samir Youssef, responsable de la Section française, Faculté des sciences humaines (jeunes filles)

Read More »