Réflexion sur la manière de lire le Kitāb de Sībawayh aujourd’hui
Dʳ Abderrahmane Boudraa, 27 février 2025
Compte rendu de la séance
Introduction
L’étude scientifique du Kitāb doit d’abord le replacer dans son contexte d’origine avant d’explorer ses liens avec la linguistique moderne. Cette approche repose sur deux niveaux de lecture : une lecture historique qui permet de comprendre le Kitāb tel que Sībawayh l’a conçu, et une lecture dynamique qui met en évidence des concepts latents applicables à la linguistique contemporaine. Cette double lecture permet d’extraire des champs d’étude modernes comme la syntaxe, la phonétique, la morphologie, la sémantique, la pragmatique et la rhétorique.
Trois piliers fondamentaux
Le Kitāb repose sur trois piliers essentiels : le locuteur (al-mutakallim), qui utilise la langue élaborée par le législateur linguistique (al-wāḍiʿ) et l’emploie dans son discours quotidien ; le législateur linguistique (al-wāḍiʿ), entité collective qui préserve la langue, en assure la transmission et permet à ceux qui le souhaitent d’en extraire les structures et d’en établir les règles ; et enfin, l’observateur (al-nāẓir), le grammairien-linguiste qui étudie la langue, l’explique et en formalise les règles. Cet observateur joue un rôle intermédiaire entre le législateur et le locuteur, facilitant ainsi la transmission de la langue.
Ces trois piliers interagissent autour de questions centrales telles que la référence sémantique, l’exemplification, l’argumentation et l’usage des exemples dans le raisonnement grammatical. Le Kitāb de Sībawayh contient un vaste corpus d’énoncés issus de la langue arabe transmise par les Arabes éloquents, soigneusement sélectionnés pour établir une démonstration grammaticale rigoureuse.
Le locuteur n’est pas un simple énonciateur, il est une figure essentielle qui structure la langue et participe à son évolution. Il construit des phrases et des textes selon un système cognitif propre. Il est prédisposé à parler avant même d’apprendre la langue, par une capacité naturelle, une idée qui est proche de la théorie de Kant sur le concept inné du temps et celles d’Ibn Ḥazm al-Andalusī sur le caractère inné du savoir et de son acquisition. Et il exprime sa volonté dans son langage, un élément fondamental de la théorie linguistique chez Sībawayh, montrant ainsi que le choix des constructions linguistiques n’est jamais totalement neutre.
Le législateur linguistique établit les règles de la langue, que le locuteur applique, consciemment ou inconsciemment, dans son usage quotidien. Mais la langue n’est pas figée : l’observateur joue un rôle d’interprète intermédiaire et d’étude de la langue. Il étudie les structures syntaxiques et sémantiques selon trois axes : l’analyse du matériau linguistique (témoignages, exemples, usages…) ; l’organisation des règles secondaires à partir des principes fondamentaux ; l’étude des correspondances entre formes attestées et formes hypothétiques.
L’importance du contexte discursif
Le contexte discursif joue un rôle central dans l’analyse. Sībawayh montre que le contexte influence l’interprétation des énoncés. Certains exemples n’ont de sens que lorsqu’ils sont compris dans leur cadre pragmatique. Ainsi, un énoncé peut paraître incorrect isolément mais devenir acceptable dans un contexte précis. Par exemple, en contexte de vente, il est possible de se contenter de dire ubāyiʿuka (« je te vends »), ce qui ne constitue pas une phrase complète. Mais cet énoncé est cependant correct en vertu du contexte discursif connu des deux interlocuteurs. Un autre exemple donné par Sībawayh concerne l’expression d’une transaction immobilière. Il dit : « Lorsque tu vends une maison, tu dis : ḥaddun minhā kaḏā, wa-ḥaddun minhā kaḏā (“sa limite est ici, et sa limite est là”). » Cet exemple est significatif car il atteste de l’emploi d’un nom indéfini en début d’énoncé alors que la grammaire l’interdit.
Dans certains cas, un énoncé qui semblerait incorrect peut donc être validé grâce à une connaissance implicite partagée par les interlocuteurs. Par exemple, on pourrait comprendre biʿtu dārī ḏirāʿan au sens littéral : « J’ai vendu ma maison d’une coudée ». Cependant, il est évident pour les deux interlocuteurs qu’il s’agit du prix (« un dirham la coudée ») et non de la taille de la maison, qui ne mesure bien sûr pas une seule coudée.
Le rôle des proverbes
Les proverbes sont une autre catégorie essentielle du Kitāb, car ils préservent la langue telle qu’elle est parlée, même lorsque leur structure ne suit pas les règles grammaticales usuelles. Par exemple, tasmaʿu bi-l-Muʿaydī lā an tarāhu (« Tu entends parler d’al-Muʿaydī sans jamais le voir »), proverbe qui illustre une préférence culturelle pour l’audition sur la vue. Ici, l’usage a retenu le diminutif al-Muʿaydī au lieu de la forme al-Muʿayddī qui serait la forme correcte pour al-Maʿaddī.
Une grammaire en dialogue
Sībawayh utilise également l’interrogation pour structurer ses analyses, illustrant ainsi que la construction du sens repose souvent sur un échange entre locuteur et interlocuteur. Par exemple dans : kam ḍarbatan ḍuriba bihi ? (« Combien de coups a-t-il reçus ? ») — ḍuriba bihi ḍarbatān (« Il a été frappé deux fois »). Ici, l’interlocuteur met en avant le nombre de coups reçus en lui attribuant la fonction de sujet grammatical. Cette approche de Sībawayh pourrait être qualifiée de « syntaxe textuelle » (naḥw al-naṣṣ), dans la mesure où l’analyse ne se limite pas à des énoncés isolés, mais prend en compte le dialogue entre les interlocuteurs.
Des jugements grammaticaux
Le Kitāb est rempli de jugements grammaticaux permettant d’évaluer les usages linguistiques, ainsi les énoncés sont qualifiés de « réguliers » (muḍṭarid), « forts » (qawī), « faibles » (ḍaʿīf), « courants » (ǧārin), etc. Ces jugements montrent que l’analyse grammaticale distingue entre ce qui est possible et ce qui est impossible dans la langue arabe. Sībawayh considère que toute étude linguistique repose sur une induction partielle : il reconnaît que toutes les structures examinées sont conformes à l’usage arabe, mais que certaines sont plus répandues que d’autres.
La place du sujet
Une particularité de sa méthodologie est son approche centrée sur le sujet grammatical, contrairement aux grammairiens postérieurs qui organisent la grammaire autour des verbes. Ainsi, il intitule un chapitre : « Chapitre du sujet dont le verbe est transitif » et non « Chapitre du verbe transitif », marquant une différence importante avec les traités grammaticaux ultérieurs. Ce point n’a pas reçu assez d’attention de la part des chercheurs.
Conclusion
En conclusion, la lecture du Kitāb doit respecter ses catégories analytiques et son cadre historique tout en explorant ses interactions avec la linguistique moderne. Sībawayh articule son analyse autour du locuteur, du législateur linguistique et de l’analyste, mettant en lumière l’importance du contexte discursif et de la logique du raisonnement linguistique. Son œuvre conserve une pertinence incontestable pour la recherche contemporaine.
Regardez la vidéo de cette séance en arabe avec des sous-titres en français…