Dʳ Ramzi Baalbaki, 25 janvier 2025
Compte rendu de la séance
Introduction
La conférence donnée par le Dr Ramzi Baalbaki portait sur la théorie linguistique arabe, en mettant particulièrement l’accent sur la grammaire et la lexicographie. Pour qu’un système puisse être qualifié de théorie linguistique, il doit reposer sur un corpus exhaustif, rigoureusement délimité et cohérent, établir des règles précises et structurées, et être en mesure d’expliquer les irrégularités et exceptions observées dans la langue. L’objectif de son intervention était d’analyser les méthodes employées par les grammairiens et les lexicographes afin de déterminer dans quelle mesure ils ont réussi à formaliser une véritable théorie linguistique. Si cette structuration théorique apparaît relativement aboutie en grammaire, elle demeure plus incertaine en lexicographie, où l’approche se révèle davantage empirique et moins systématique.
L’exhaustivité du corpus linguistique arabe
L’exhaustivité constitue un critère fondamental pour toute théorie linguistique. Les premiers grammairiens arabes ont entrepris un travail considérable afin de rassembler, en l’espace d’un siècle, un corpus aussi complet que possible. Cette entreprise s’est appuyée sur la transmission orale ainsi que sur une observation directe des dialectes bédouins. Contrairement à Sībawayh, dont les sources ne rapportent pas qu’il soit allé lui-même dans les tribus pour interroger des locuteurs bédouins, des figures marquantes telles qu’al-Naḍr ibn Šumayl, al-Aṣmaʿī et Abū ʿUbayd al-Qāsim ibn Sallām ont sillonné le désert pour collecter des données linguistiques avec précision. Cette accumulation méthodique d’informations a permis d’établir un corpus d’où les grammairiens ont extrait des règles syntactiques et morphologiques.
Une illustration éloquente de cette quête d’exhaustivité réside dans la diversité des formes attribuées à un même mot. Ainsi, le verbe raġā (mousser) se décline en jusqu’à douze formes différentes de maṣdar. Cette collecte minutieuse, parfois poussée jusqu’à l’excès, reflète la rigueur méthodologique des premiers linguistes arabes. Par ailleurs, ces grammairiens ne se sont pas contentés d’accumuler des données : ils ont également soumis celles-ci à une évaluation critique, faisant preuve d’un doute méthodologique afin d’en garantir la fiabilité et la pertinence.
La cohérence des principes grammaticaux
L’auteur met en évidence cinq concepts fondamentaux structurant la grammaire arabe : l’opération grammaticale (al-ʿamal), l’analogie (al-qiyās), la causalité (al-taʿlīl), la forme sous-jacente (al-taqdīr) et la forme de base (al-aṣl). Ces principes, intrinsèquement liés, constituent l’ossature de la théorie grammaticale arabe. Ainsi, l’analogie entre le verbe et le nom permet d’expliquer l’influence de la particule inna sur les cas nominatif et accusatif, en raison de son assimilation aux verbes transitifs. Une autre illustration de cette interdépendance concerne la suppression du lām de l’impératif en poésie. Alors que la forme attendue serait Muḥammadun li-tafdi nafsaka kullu nafsin (Muḥammad, que chaque âme se sacrifie pour toi), la version attestée Muḥammadun tafdi nafsaka kullu nafsin omet ce lām. Plutôt que d’y voir une simple licence poétique, les grammairiens arabes ont justifié cette irrégularité en établissant une analogie avec l’ellipse de rubba après la conjonction wa-, illustrant (et préservant) la cohérence de leur cadre théorique.
La gestion des exceptions grammaticales
Une théorie linguistique ne doit pas seulement rendre compte des règles générales, mais également expliquer les exceptions. L’auteur met en avant le fait que les grammairiens arabes ont élaboré divers stratagèmes pour intégrer les formes atypiques au sein de leur cadre théorique. Ainsi, les mots ḫalā et ʿadā peuvent gouverner tantôt un génitif, tantôt un accusatif. Afin de préserver la cohérence du modèle grammatical, ils ont établi que ces termes changent de catégorie selon le contexte : ils sont des verbes lorsqu’ils régissent un accusatif et des prépositions lorsqu’ils sont suivis d’un génitif.
Un autre exemple concerne la règle selon laquelle une préposition ne peut en principe pas précéder une autre préposition. Pourtant, certaines expressions attestées, telles que min ʿan yamīnī, semblent contredire ce principe en juxtaposant min et ʿan. Pour résoudre cette apparente contradiction, les grammairiens ont proposé une solution consistant à requalifier ʿan non plus comme une préposition, mais comme un nom dans ce contexte particulier.
Critique des définitions en lexicographie
L’un des aspects les plus discutables de la lexicographie arabe concerne la qualité des définitions. Plusieurs problèmes sont soulevés. Il est fréquent de trouver des définitions circulaires, où un mot est défini par son contraire. Par exemple, karam (générosité) est défini comme l’opposé de luʾm (mesquinerie), qui est lui-même définit comme l’opposé de karam. On trouve aussi des mots rares qui sont expliqués par des termes encore plus obscurs. C’est le cas du kunduš, une espèce d’oiseau, régulièrement défini dans les dictionnaires anciens par le terme synonyme ( ?) ʿaqʿaq. Certains dictionnaires se contentent de citer un vers de poésie contenant le mot sans en donner d’explication sémantique, quand ils ne disent tout simplement pas que le mot est connu.
Conclusion
Le Dr Ramzi Baalbaki conclut en mettant en avant la richesse et la rigueur de la théorie grammaticale arabe, tout en soulignant ses limites. Si les grammairiens arabes ont su élaborer un cadre théorique cohérent et systématique, la lexicographie, en revanche, est demeurée davantage empirique et moins structurée sur le plan méthodologique. L’analyse de leurs ouvrages met en évidence des choix implicites, notamment dans l’organisation sémantique et morphologique des entrées lexicales, mais ces choix ne sont jamais explicitement justifiés par les auteurs eux-mêmes.
Le Dr Baalbaki nous invite ainsi à poursuivre une étude critique de ce patrimoine linguistique, en y intégrant les approches modernes, tout en évitant toute forme de sacralisation ou de glorification excessive qui en entraverait leur compréhension et leur évaluation objective.
Regardez la vidéo de cette séance en arabe avec des sous-titres en français…